mercredi 6 mars 2019

Where are Ü now


C’était en 2015. Un vendredi soir, je m’apprête à ouvrir un compte Tweeter. Je vais vivre un moment important de mon évolution dans ce sixième continent que constitue internet, je me sens tiré vers l'avenir de mon espèce, inéluctablement. Alors pour accompagner ce passage, et parce que j'ai le goût de la mise en scène, je cherche la bande-son adéquate. Il me faut un truc de circonstance, moderne - non, futuriste. Il me faut de l'électro. Je penses à rien en particulier, n'étant pas fin connaisseur, donc je regarde ce que me propose Youtube.
      Sur leur page principale, ils ont un bandeau « recommandation ». Trêve de naïveté, je sais que ça veut dire « pub », et que Vevo est l'incarnation du diable sur la Sainte Terre, mais j’y vais quand même. Comme d'hab, il y a un Nicki Minaj et David Guetta ; un Kendji Girac qui s'appelle extraordinairement "Cool" ; un Pitbull et Chris Brown. Les mecs qu'on n'a pas envie de voir marquer l'histoire de la musique. Pas forcément à cause de leur musique, plutôt à cause de ce qu'ils représentent. Je ne vois pas d'électro, par contre. Ah, si, il y a Skrillex. J'avais trouvé son "Bangarang" malin, et le reste inintelligible, et c'est déjà mieux que rien alors je lui donne sa chance et je clique.
      Tiens, Skrillex, prends ce pognon que je te donne en regardant ta vidéo à la con. La chanson s'appelait "Where are Ü now."

          Soudain, Justin Bieber.

      Ce con est en featuring. Ça m’apprendra à pas lire les titre en entier. Pourtant, je croyais qu’on en avait fini avec ce mec, je pensais que les One Direction l'avaient mangé quelque part dans une cave moite l'année précédente. Mais non, il est là. Avec 65 millions de vues en un mois. Enfoiré.

      Ce come-back m'intrigue, alors je me penche attentivement sur le clip. Il est sombre, on y voit Bieber qui s'adresse à la caméra, au spectateur. Il y a aussi des images d'une sorte de happening qui a dû servir à faire le clip. Justin chez les hipsters New Yorkais, à tous les coups. Puis il danse entouré de dessins faisant écho à l’enfance. Il demande "Où es-tu maintenant que j'ai besoin de toi. Le plus besoin de toi." Et puis il ajoute : "Maintenant que j'ai grandi." Et là je comprends.

      "Where are U now", c'est Justin Bieber qui s'adresse à ses anciens fans, ceux qui l'ont délaissé parce que le temps passe. Justin a commencé en 2008, et c'était il y a 7 putains d'années. En 2015, la fan de 13 ans, elle en a 20, et elle fume des pétards sur les quais de la Seine en faisant des bolas. Elle s'en fout de Bieber, elle est passée à autre chose. Alors lui, il crève dans son coin, il fait de la merde, il se fait chopper à fumer aussi des pétards, mais au Brésil avec des putes, et ça passe moins. Il est pas con, il s'aperçoit que ça dérape, et aussi qu'il faut se renflouer un peu. Mais... vers qui se tourner ? Simplement vers les anciennes groupies. En essayant de se rappeler à elles comme un amoureux qui revient dire qu'il est accroc. Donc il s'adresse directement au public, qu'il supplie textuellement. Il y a des dessins d'enfants, pour la nostalgie, pour rappeler le temps où l'amour paraissait plus innocent. Et il demande à sa fan : "Où es-tu maintenant que j'ai grandi." Voilà ce que c'est "Where are Ü now". Justin Bieber qui supplie qu'on l'écoute.

      Il faut ici, je pense, faire attention à quelque chose. Il y a un type de chanteur qui entretient une relation ambigüe avec le public. Il chante des chansons d'amour où l'être aimé est suffisamment abstrait pour que chacun puisse s'y reconnaître. L’interprète y cherche la confusion entre l'auditeur, à qui il parle, et l'être aimé, un amour fictif. L'adulte, bien sûr, il s'en fout, son petit cœur il se l'est fourré dans le cul quand on l'a viré pour cause de recalibrage cosmique. Mais la fillette de 12 ans, elle, elle y croit et elle tombe amoureuse. Justin, il est payé pour qu'on l'aime, pas pour faire de la musique. Il y en a mille qui chantent aussi bien et qui seraient ravis de terminer enfin leur carrière de tapis dans les couloirs des majors. Alors Bieber, pour qu’on l’aime, il répète des phrases comme un hypnotiseur ; il ne danse même pas, il trépigne timidement.
      Est-ce que c'est pas un tout petit peu de la manipulation ? Je crois qu’avancer masqué, c'est avancer pour tromper. Bon Dieu, où est l'art, là-dedans ? L'enjeu de la musique est remplacé par un autre jeu, celui de la séduction (qui ne dit pas son nom), et la séduction de masse s'appelle du marketing. Et puis c'est quoi cette manière de faire la cour ? De l'amour courtois de boite de nuit ?

      Depuis ces dernières années, la musique populaire, celle qui a le plus de visibilité médiatique, se veut "soundtrack of our lives", pour citer le producteur Dick Clarck. La nuance est importante : on n’explore plus l’univers d’un artiste, c’est lui qui accompagne le nôtre. Nous, nous, nous au centre de l'attention. Nos vies. Alors la musique se fait vectrice d’une émotion abstraite de contexte, vidée de sens, impersonnelle, optimisée pour toucher le maximum de gens.
      À présent, mesdames et messieurs, je vais, sous vos yeux ébahit, tenter de définir l’art en une phrase simple : l’art, c’est tout objet chargé d’ego. Mais l’ego qu’il y a, dans Where are Û now, c’est pas celui de Justin Bieber, puisqu’il fait la manche, mais c’est l’ego de l’auditeur. Bieber le supplie : aime-moi, s’il te plait. Quel escroc.
      C’est comme ça que la radio finit par s’entendre murmurer à longueur de journée qu'on est des princesses, qu’on est unique, qu’on peut tout réaliser, sans limite. Et surtout qu’on nous aime. Aucune nouvelle sensation transmise ; pas la moindre audace technique ; pas de connaissance de soi acquise dans l'expérience. On nous vend du compliment. On stagne. Or l'art, qui est une science, est évolution. Donc ce n'est pas de l'art, même si l'on parle d'artistes, de concerts, de musique. C'est autre chose. Les incursions du marketing dans l'art devraient d’ailleurs porter un nom, pour que l'on puisse les distinguer.

Twitter RPG


      Si, par une nuit d'orage, le regard fiévreux, les gencives marécageuses, fuyant le monde comme une bête traquée, empoisonné par votre propre existence, ruine de ce que vous fûtes ; si, après avoir tracé la droite qui relie votre passé à votre présent et constaté tristement que son prolongement est plutôt pathétique, et, réfugié dans l'obscurité blême d'un écran d'ordinateur, les mandibules accrochées à la souris, vous venez à créer un compte Twitter, on vous suggérera de choisir entre deux premiers Tweets.

      Le premier parle de vous. Il indique aux autres ce que vous faites : vous configurez votre Twitter. Vous êtes l’acteur de ce Tweet.
      Dans le second, vous saluez. Vous êtes un spectateur courtois, annonçant discrètement votre présence pour souhaiter aux acteurs un bon jour.
      Les joueurs de RPG (Role-Playing Games, ou Jeux de Rôles), sont rompus à ce genre de choix. Ce que vous demande Twitter, avec cette proposition, c'est simplement de savoir quelle classe de personnage vous allez jouer. Quel rôle, si vous voulez.
      Sur Facebook, on est entre amis, on se cajole et on se complimente sans masque. Lorsqu'on crée un compte sur Twitter, on est un Personnage Joueur lâché dans une cave pleine de rats. On a un pseudonyme, donc on a un avatar, et on incarnera ce double dans un univers virtuel violent où la seule action possible est la punchline.
      Les classes de personnages qui sont proposées posent les règles, mais aussi, comme dans tout jeu de rôle, la base d'un scénario : il y aura ceux qui parlent et ceux qui écoutent. Il y aura les suiveurs et les suivis, les abonnés et les abonnements. Ceux qui font ("En train de configurer mon Twitter"), et ceux qui ne seront qu’une présence polie ("Bonjour Twitter").
      Il est regrettable que Twitter ne propose pas une variété de classes de personnages plus large (guerrier, magicien, voleur), ou simplement une relation tournée vers l'ambivalence et le dialogue. Non, on propose l'éternelle relation dominant/dominé, si bien connue de nos services. Ainsi, votre quête principale sera de chercher des maîtres, ou de chercher des esclaves, selon.

      Le tonnerre fait trembler la fenêtre de votre chambre. Vous hésitez. Le monde mérite-t-'il qu'on s'y investisse ? Faut-il descendre bastonner du rongeur dans l'obscurité, gagner sa première épée, sa première armure, et peut-être - PEUT-ÊTRE - fonder une armée - non, une horde - de semblables avec qui on partira à l’assaut du château ? Ou bien n'est-ce pas simplement une histoire d'ego ?
      Voilà que le curseur tremble trop pour que vous parveniez à viser l'un ou l’autre des choix, vos mandibules vous font atrocement souffrir. Bon Dieu, est-ce que vous êtes devenu un gros cafard ? Enragé, vous encastrez le clavier dans l'écran avant d'aller vous pendre dans la bibliothèque, frustré par ce monde insaisissable.

She wants revenge


      Parfois, vous (je ?) êtes pris par une intense pulsion simultané de coïte et de meurtre. Autrement dit, vous désirez dans le même temps faire l'amour et saigner l’objet de votre amour. Dites pas non, si. Inéluctablement. C'est une pulsion vieille comme le monde, ou en tout cas vieille comme l’art. C'est qu'il doit bien s'agir d'un sentiment universel, inhérent à notre nature, sinon on n’aurait pas le syndrome de Stockholm, pas de romantisme noir, pas de mains libidineuses pendant les films d’horreur, pas de roses rouges qui germent en gerbes sous les dalles funéraires.
     Si ce qui nous est parvenu d’Aristote est vrai, à savoir que l’homme est un animal social, alors j’imagine que notre côté animal nous dit « reproduit toi ! », mais notre part d’Homme nous dit : « brûle tout sur ton passage et chie dans les cendres. »
     Les dispensés de sport (comme dit I Am) appellent ça l’Eros et Thanatos, en référence à… Bah si tu sais t’as qu’à devenir président du monde - Donc en référence à des divinités grecques.

     La question se pose alors en ces termes : pourquoi s'intéresser à des œuvres morbides ? Et en fait, elle s’est posée dès 490 avant J.C, aux prémices de la tragédie, quand le bien nommé Phrynichos le tragique fit jouer sa pièce “La prise de Milet”, rappelant au public un fiasco militaire et un récent massacre. Les spectateurs de l’époque, en larmes, n’ont pas compris l’intérêt qu’on leur rappel un souvenir pénible, des sentiments cruels comme le deuil ou la honte. Pourquoi qu’ils paieraient pour  ça ?
      Du coup, Phrynichos a écopé d’une amende et la pièce a été interdite, faute d’arguments pour justifier l’émotion qu’elle suscitait.

      Avec le temps, le spectateur est devenu gourmand, et cet appétit conduira Oscar Wilde à écrire qu’on “ne paie jamais trop chère une sensation”. Cet appétit de sensation qu’on les hommes, sa satiété s’appelle la catharsis. Nous avons besoin de notre dose d’amour, de peur, de mort, de honte, d’épique, mais virtuellement, pour qu’on n’ait pas à payer les véritables conséquences physiques. Comme d’aller en prison, pour le meurtre, ou de s’attacher, pour l’amour.

            Tout ça pour dire que quand survient cette envie d’absolue, moi, coach de vie autoproclamé, en ce moment j’écoute She Wants Revenge. She Wants Revenge est LA bande-original pour accompagner votre délire cathartique d'amour et de mort. Juste assez pop pour être sexy, juste assez grave pour être macabre. Les baisers sont des morsures, les étreintes des étouffements, le vi poignarde et le vagin pleure. Dark à souhait.
      Je les ai découverts en BO du Nombre 23, qui s’en servait pour accompagner la marche féline de la femme fatale du film.
      A priori, c’est un groupe de rock originaire d’un endroit où on parle l’anglais, mais peut-être que le chanteur a appris la langue à l’école. Il est composé d’un mec (ou d’une femme à la voix particulièrement grave) qui chante, et qui doit probablement aussi jouer de la guitare comme l’exige la tradition du rock, et d’une autre personne à la batterie. Voilà. Sinon, qu’est-ce qu’on dit d’autre dans un article sur un groupe de musique ? Leur notoriété : 8 millions de vues sur Youtube pour leur chanson phare, Tear you appart + trois chansons autour de 2 million. Le reste fait beaucoup, beaucoup moins, donc on peut encore parler de « confidentiel », ou de « derrière les fagots ». Vous pouvez potentiellement être le seul à connaître.
      Voilà mes arguments.
      Et mention spéciale à l'intro hypnotique de "Red flags and long night" qui clignote comme un néon de bordel.

Résiste


Je descendais les escaliers du métro. Pas ceux de la bouche, par lesquels on entre, ceux de la digestion, par lesquels on change de ligne. J’étais porté par la masse fluide de clients – pardon, d’usagers – quand je tombe nez à nez avec un panneau publicitaire animé. La structure de l’écran ressemble à celle, rassurante, d'un téléphone portable qui ferait la taille d’un homme. Cette bonne vieille figure du portable, si familière, que je croise dans le métro. L’écran affiche un texte rose sur fond noir.
      Ça dit : « Cherche ton bonheur partout ».

      Je m’arrête. Il se passe quelque chose, là. Le système me tutoie, maintenant ? Il s’adresse à moi personnellement ? Il me donne des ordres directs ? Plus de jeu de manipulation, plus de finesse, plus de métaphore, plus de marketing, on y va cash. Bon, d’accord.

      Puis le texte disparaît et il en vient un autre : « Refuse ce monde égoïste. »
      Attendez, les gars, si je cherche mon bonheur partout, est-ce que c’est pas moi l’égoïste ? Donc un égoïste c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi ? Je suis confus.

      Finalement arrive le sujet de la réclame : Résiste, LA comédie musicale. En dessous, une nana lève le poing fièrement dans un mouvement de cheveux type L’Oreal. Le fond est un dégradé de bleu, de rose, de violet. C’est immonde. On dirait l'univers graphique de Jena Lee, cette ado qui pleurnichait entre manga et R'nB en 2009. Du rose et du violet, l'alliance incontestée du bon goût. Les mecs savent tellement que c'est dégueulasse qu'ils essaient de rassurer en ajoutant des garanties : Michel Berger et France Gall.

      Ce qui me pose problème, c’est pas la comédie musicale en soi. Je ne suis pas particulièrement connaisseur, et pour tout dire je considère que France Gall a participé à l’image avilissante de l’adolescente un peu cruche que les publicitaires ont cherchés à imposer dans les années 60. Quant à sa musique, elle doit tout à Gainsbourg et à sa voix de poupée innocente au début de sa carrière. Le reste n’est que de la soupe, et je me sens mal à l'idée que pendant qu'on se tapait une rébellion molle et immature avec Starmania, les rosbeefs avaient droit au Sex Pistols, ce qui est autrement contestataire. Enfin… chacun en jugera.

      Le problème, c’est que, pour la énième fois, on nous propose la quête du bonheur comme carotte. On est censé être réactif à cette idée, avoir notre petite décharge d’adrénaline à l’évocation d’un absolue de plaisir constant. Le but, ça ne peut pas être la connaissance, ou la beauté, ou le triomphe. Point trop d’ambition, mon ami. Le but, c’est le bonheur, point. Et le bonheur, c’est de pas se poser de questions. Fait ton petit autel, dispose tes grigris, construit une piste d’atterrissage pour ton bonheur ! Prie-le pour qu’il vienne !
      Baudrillard comparait ça au culte du cargo, pour en mesurer l’obscurantisme. L’acheteur, complètement ignorant des logistiques qu’il met en œuvre, de la chaine de production jusqu’à la vente, se procure divers objets incongrus, dont la notice lui explique comment il doit se positionner pour pratiquer le rituel.

      Jusque-là, le propos s’était montré discret. Par exemple : Achète ce déodorant et tu auras des femmes, donc des relations sexuelles, donc des orgasmes, donc du bonheur. On nous passe ça grossièrement à la moulinette du second degré (faute avouée, faute à moitié pardonnée), de l’humour, de l’exagération. Mais quand fini l’exagération et quand commence l’escroquerie pure et simple ? Toutes les associations sont permises : voiture et femme ; sous-vêtement et corps de rêve ; chocolat et plaisir ; la couleur verte et l’écologie ; Télérama et intelligence. On associe l’élément à vendre avec une pulsion primaire.

      Pour en revenir à notre affaire, dans cette annonce improbable de Résiste, plus de chemins détournés : Cherche ton bonheur partout. Allez ! Cherche ! Et cherche tout seul parce que les autres ils sont égoïstes, ils veulent pas jouer avec toi.
      J’ai trouvé cette affiche, dans le métro, humiliante. Parce que ça veut dire qu’on est suffisamment conditionné, prêt, fin cuit, pour la franchise sans filtres de langage. On est mûr pour la cueillette. Ça y est, le destin de tout une espèce a laissé place à la recherche du petit bonheur individuel. La conquête de l’espace, le progrès, les avancées scientifiques, se sont changées en une conquête de nous, nous, nous à tout prix. Les satellites d’aciers en guise de ciel qui nous reflète. MON bonheur. Partout. Qu’il dégouline sur les murs. Et le pire, c’est qu’après cet ordre direct ils osent te balancer : Résiste.

Corporatisme

Et si on bossait un peu ?

Je pose la question, mais en fait c’est moi l’auteur, vous n’avez pas réellement droit au
chapitre, alors à partir de maintenant plutôt que la première personne, j’utiliserai pour cet
article la deuxième personne : Vous. C’est vous qui allez faire cet article. Au boulot, un peu !
Non ? Comment ça, « non » ? Si si, vous allez bosser. Vous allez me décrocher ce
téléphone et appeler tous les numéros sur la liste, et pour chaque appel je veux un rendez-vous
de pris, c’est clair ? Ecoute… Arrêtez de vous plaindre, écoutez-moi. Kenzo, là-bas, il a le
même poste que vous, il a les même difficultés que vous, mais il atteint ses objectifs, lui. Et
voilà, vous recommencez, il y a toujours quelque chose !

J’ai 1.000 ans d’expérience, j’en ai dirigé des équipes, et je sais reconnaître quand un
membre doute. Vous doutez… dîtes pas non, vous doutez. Si un membre de MON équipe
doute, toute l’équipe est tirée vers le bas au niveau du chiffre. Regardez Kenzo, un vrai
Stakhanov ! Bon, écoutez, cet après-midi il y a une réunion avec tous les services du
commercial et du marketing, on va parler des résultats. Après, il y aura des jeux, et après on a
prévu un dîner et une soirée. Ça vous remettra d’aplomb, vous verrez que vous n’êtes pas
seul, mais aussi que les autres comptent sur vous. On compte tous sur vous.
C’est comme ça que ça commence. C’est parti.

Vous vous retrouvez dans une pièce immense remplie chaises sur lesquelles trônent des
individus qui ont en commun d’être exploité par la même enseigne. Personne ne parle hormis
la Grand-Chef qui est sur l’estrade, entourée d’autres Grands-Chefs, silhouettes irrationnelles
détachées de la projection aveuglante d’un P.P. gigantesque (ou d’un PowerPoint, ou d’un
slide, toutes ces choses sont les mêmes). Elle vous félicite, tous, vous et tous les autres, pour
votre dévouement et vos performances. Avec sa télécommande, elle fait défiler les chiffres,
des tableaux ou des camemberts apparaissent et disparaissent, avec toujours la même unité de
mesure : le K.

- « Télévente externe : 21K sur février. On peut les applaudir, nos champions. Bravo, belle
performance. On compte sur vous pour faire mieux encore. »
Le K, c’est l’unité de mesure de la performance. On essaie de vous faire croire qu’il ne
s’agit pas d’argent, on parle de K, mais en vérité 21K c’est 21 KiloEuros. 21.000 boules qui
sont rentrés dans la poche de l’entreprise et se changent mystérieusement en 21 malheureux
K.

Quand la grand-messe s’achève, vous êtes rassemblé avec les autres fidèles dans un
gymnase où vous serez introduit aux Gentils Organisateurs. Comme ils sont Gentils, ils vous
ordonnent gentiment de former des équipes pour les jeux. Vous ne choisissez pas votre
équipe, bien entendu ; il n’est Pas question de former une team d’employés et une team de
managers pour après reproduire la lutte des classes. Surtout pas ! Les équipes sont
hétérogènes.

Vous, parce que vous êtes maudit, vous faites équipe avec cette N+2 (la supérieur direct
de votre supérieur direct) que vous haïssez profondément. Elle a refilé un ulcère à un de vos
collègues à force de harcèlement ; mais allez le prouver, parce que comme elle le dit
toujours : « les paroles partent, les écrits restent ». Et cette N+2, là, avec ses techniques de
management de la Wehrmacht, vous allez vous la coltiner tout pendant les quatre prochaines
heures.

Mais le pire reste à venir : les G.O. vous stipule que chaque équipe doit s’inventer un cri
de guerre qu’elle scandera en début et en fin de chaque épreuve. Votre N+2 propose son nom
de famille et… tout le monde accepte.

Et voilà comment, l’air de rien, on tente de vous faire hurler de joie le nom de votre
supérieur hiérarchique.
Bien sûr, hors de question de collaborer, vous restez muet comme une carpe, voir tournez
le dos au moment du cri de guerre. Bah, vous passez pour un rabat-joie, mais c’est mieux que
d’être un esclave.

Et, puisqu’on parle de collaborer, il faut savoir que l’intituler de chacun ici est
« collaborateur ». Vous êtes un collaborateur, votre N+2 est une collaboratrice, et vous
collaborer tous ensemble dans cette magnifique entreprise. Inutile de vous offusquer, vous
êtes la seule personne à sembler vous soucier du poids que l’Histoire a chargé sur ce mot.
Personne ne fait le glissement de « collaborateur » à « collabo ». Personne. Gardez donc
votre humour pour vous.

(Malgré tout, plus tard, lorsque vous entendrez à la télé, à une heure de grande écoute et
sans que personne ne moufte, Emmanuel Macron dire quasiment texto « Arbeit Macht Frei »,
vous commencerez à vous demander sérieusement s’il n’y a pas un lien entre l’esprit
d’entreprise et le nazisme).

Oh, et ici on se tutoie, tu vois ? Comme une famille. Si tu commences à vouvoyer on te
reprendra immédiatement, avec fermeté. Surtout s’il s’agit d’un de tes supérieurs. Après tout,
nous sommes les enfants de l’entreprise, cette mère nourricière, ce qui fait de toi un frère ou
une sœur. Le Directeur des Ressources Humaines te le répète : TU-TOI-MENT. Et il s’y
connait en humain, il les raffine et les refont à longueur de plages horaires.
Bon, par contre, au moment des engueulades, fini l’égalité, tu la fermes et tu écoutes
autrement tu seras puni. Soudainement, le tutoiement si familier perd son caractère fraternel
pour te réduire à l’état du petit dernier qu’on dispute après une bêtise.
Qu’en est-il de l’air de jeux ? On n’est pas exactement au parc Astérix : de la culture G ;
orientation les yeux bandés ; défis-mémoire ; et un atelier où on apprend à faire le Haka
(cette danse guerrière de l’équipe de rugby Néozélandaise). Qu’est-ce qu’on s’amuse…
Ce Haka, il faudra le reproduire à la fin de l’évènement, en synchrone avec le reste de ta
team, pendant que les Grands-Chefs (qui se garderont bien de le faire à leur tour) seront en
rang, les bras croisé, et regarderont le cheptel qui se donne en spectacle.
C’en est trop, c’est le moment où tu quittes le gymnase pour aller t’en griller une sur le
perron. Il fait beau, le soleil se couche. Tu es dans un parc privatisé pour l’occasion, devant
un superbe étang céleste, et tu peux, si tu regardes sur ta gauche, admirer l’architecture
splendide du bâtiment, datée du Second-empire, et où l’on perçoit déjà les ébauches de ce qui
deviendra l’art-nouveau.
Bon, le coin est sympa, alors tu restes jusqu’au buffet. Puis tu t’attardes à la soirée pour
piller l’open-bar. Après tout, c’est payé avec les augmentations qu’on t’a toujours refusé, il
est à toi cet open-bar. Tu manges, tu bois, tu discutes brièvement avec tes collabos, et un peu
ivre tu t’élances (avec pudeur) sur la piste de danse. Les Grands-Chefs restent entre eux,
scrutant et discutant des connivences et des recalibrages cosmiques.
Finalement, tu rentres avec le dernier tuk-tuk, gadget que l’entreprise a mis en place pour
éviter que ses Ressources Humaines ne finissent en combustible dans un accident de voiture.
Sur le trajet, comme tu te sens coupable d’être dans un véhicule dont le moteur fonctionne
directement à l’énergie humaine, tu discutes avec le chauffeur. Il t’explique que c’est
temporaire. Typique. Tu connais l’histoire. Tu te sens obligé de lui serrer la main en partant
pour lui signifier que vos conditions sociales sont similaires. Comme lui, ton boulot c’est de
pédaler pour d’autres.

Tu te réveilles le lendemain, un vendredi, barbouillé et usé comme une fin de journée, et
retourne au boulot comme si de rien n’était. En arrivant, tu ouvres ta boite mail pour
découvrir que la Grande-Chef a envoyé un message ce matin, à 8h03, à toute l’entreprise,
manière de dire : « vous voyez, je reste tard mais je suis la première au boulot le lendemain
matin » ; ou manière de dire aussi, plus sournoisement : « vous voyez, nous les gradés on est
surhumain. » En soit le contenu du mail est insipide, seul compte l’heure de son envoi. De la
bonne vieille violence symbolique de la part des classes dirigeantes, voilà ce que tu te dis.
Plus tard, en repensant à cette après-midi de team-building (tu découvriras que ça
s’appelle comme ça), tu auras comme une sale impression d’humiliation. Tu ressasseras les
évènements, tu en parleras autour de toi, avec tes collègues et tes amis. Certains
demanderont : « t’étais obligés d’y aller ? » Franchement, oui, tu étais obligé d’y aller. Pour
comprendre. Comprendre ce qui cloche avec ton quotidien professionnel, comprendre le
problème du monde de l’entreprise, et qui se trouve ici cristallisé en une journée. À travers
cette mise en scène infantilisante, tu t’apercevras qu’on te traite comme un gamin. Un gamin
qu’on dresse lors d’une séance pedo-ludique pour t’apprendre à courir en harmonie avec les
autres, en accord avec les maîtres, et qu’ensemble vous puissiez charrier l’or plus vite.
Tu y étais, on t’as formé, et tu as fait les jeux sans gueuler comme les autres, souviens-
toi. Tu comprends maintenant pourquoi j’ai voulu que ce soit toi qui vives cette journée ?
C’est parce qu’il était hors de question que j’en face l’expérience une seconde fois.

5 raisons incroyables de ne pas lire les articles au titre racoleur (la 4 va vous étonner !)


1

      À Lisbonne, dans le quartier de la Baixa, si vous avez l'outrecuidance de ressembler à un touriste, les serveurs-rabatteurs vous alpague dans la rue. Ils tentent plusieurs langues jusqu'à ce que vous trahissiez votre compréhension, puis ils vous pressent, sans question, vers une de leur table. "C'est très bon", qu'ils disent. Vous n'y croyez pas une seconde. Si c'était si bon, ils seraient pas obligé d'aller chercher les clients à la sauvette. 
      La nouvelle école du titre, tant répandu sur internet, est semblable à cette pratique. Au lieu d'informer sur le contenu, et de laisser le visiteur se demander tranquillement si le sujet l’intéresse ou non, on l'interpelle. Tous les moyens sont bons, il faut le molester suffisamment pour qu'il ne réfléchisse pas et clique. On contraint, par l'impulsion, le geste avant la pensée consciente.
      Ainsi, on lui pose des questions ("Savez-vous combien de calories il y a dans votre verre ?" - Metronews) ; on le menace ("Vague de froid : ce que risque de vous coûter l'hiver 2015 en fonction de votre chauffage" - Atlantico) ; on lui fait des promesses ("L'éthnologie va vous surprendre" - Affiche du musée du Quai Branly). Peu importe que la promesse soi tenu ou non, ou que la menace soit évitée : il s'agit de harcèlement. Et à Lisbonne comme sur internet, c'est un manque de respect envers l'individu.

2

      Les articles How to write a headline, qui pullulent, donnent des conseils précis s'appuyant sur les biais cognitifs et les statistiques. Interpeller, mettre un adjectif fort, utiliser la négation. Le titre parfait est composé de six mots, apprend-t-on.
      Et ils recommandent vivement l'utilisation des chiffres. Sur le site Goins Writers, l'auteur y croit tellement qu'il suggère une expérience en guise d'argument. Il enjoint le lecteur à se rendre chez le vendeur de journaux et à observer les gros titres des magazines. Il assure qu'ils contiennent tous des chiffres. Seulement voilà : le fait que ça se fasse ailleurs n'est pas une preuve que ça fonctionne, et que les lecteurs soient effectivement attirés.
      De préférence, le chiffre sera improbable - ou "really obscure number", pour le citer - comme 19, ou 37, afin d'attirer davantage l'attention. Il n'est pas question ici que le chiffre puisse être imposé par le sujet de l'article. On considère que l'auteur peut mettre celui de son choix, sans qu'il corresponde à quoi que ce soit ; la parfaite invention du contenue de l'article est un acquis. Cette liberté dans le titre interdit toute démarche scientifique, on nage en plein obscurantisme.      

3

      Une liste chiffrée d'arguments, indépendants les uns des autres, met en évidence une chose : l'auteur ne maîtrise pas le sujet traité dans l'article. Les top 5, les 10 raisons pour lesquelles, les 8 secrets que - ne sont pas documentés et n'ont donc aucune valeur. Si c'était le cas, s'il y avait eu réellement investigation et investissement du sujet par l'auteur, ce dernier aurait opté pour un seul raisonnement logique, développé, établissant des liens entre les différentes idées. Du coup, le produit - l'article - serait supérieur à la somme des parties. C'est tout l’intérêt de la synthèse, mon pote.

4

      Vous pensiez sincèrement que la 4 allait vous étonner ? Premièrement, vous avez suffisamment de recul par rapport à internet pour que les émotions soient étouffées dans l'infinité du contenu. Qui rit encore à gorge déployé devant 9gag ? Deuxièmement, il y a de grandes chances pour qu'un jour vous soyez tombé sur une vidéo où un chien se bat avec une raquette contre une langouste. Après ça, qu'est ce qui peut encore vous étonner dans la vie ?
      Parfois, l'auteur s'investit carrément dans le titre et s'exclame : "le 7 est mon préféré". Le 7 n'est pas son préféré, vous le savez très bien. Ce n'est pas son préféré parce qu'il n'en a strictement rien à foute. Lui, il rêvait d'être journaliste, pas de pondre des listes de courses. Il ment. Et s'il ment dans le titre, il n'y a rien à attendre de l'article.

5

      Quand on ne vit que de la publicité, on est soumis à ses lois. Ainsi, de plus en plus, on trouve des sites qui se veulent être des journaux d'information et qui utilisent ces procédés pour se mettre en avant. C'est le cas d' Atlantico.fr, sous-titré "un vent nouveau sur l'info", mais surtout l'info du vent. Chacun de ses titres est une petite merveille de racolage et de démagogie.
     Ils titraient il y a peu :
      "Confession d'un voleur d'identité (à lire absolument pour ceux qui souhaitent protéger leur compte en banque et leurs données privées)".
      Oui, la parenthèse est incluse. La proposition qui est faite n'est pas tant de lire la confession d'un voleur d'identité (et de s'intéresser à sa psychologie) mais de protéger son compte en banque et ses données privées. Comprendre : elles sont menacées. Comprendre : peur. Et puis le "Pour ceux qui souhaitent", faussement naïf, comme pour ne pas dire "tout le monde", parce que chacun veut raisonnablement sauvegarder son patrimoine.
      Quant au contenu ? Il s'agit de l'interview de leur expert, un prof de Grenoble. Pas du tout le hacker biélorusse promit dans le titre. J'avoue que je ne me suis pas fait chier à lire tous leurs articles pour savoir si c'est une constante chez eux, car ça n'est pas ici le sujet. Peut-être que les autres traitent de ce qu'ils annoncent. Je n'y crois pas trop. Ils ne sont pas les seuls à jouer avec la frontière entre le journalisme de fond, garant de sérieux, et le site à buzz. La page Metronews accepte volontiers de s'y abaisser.
      A Paris, comme à Lisbonne, il y a un endroit où l'on se fait interpeller sans cesse : c'est le bois de Boulogne.