C’était en 2015. Un vendredi soir, je m’apprête à ouvrir un
compte Tweeter. Je vais vivre un moment important de mon évolution dans ce sixième
continent que constitue internet, je me sens tiré vers l'avenir de mon espèce,
inéluctablement. Alors pour accompagner ce passage, et parce que j'ai le goût
de la mise en scène, je cherche la bande-son adéquate. Il me faut un truc de
circonstance, moderne - non, futuriste. Il me faut de l'électro. Je penses à
rien en particulier, n'étant pas fin connaisseur, donc je regarde ce que me
propose Youtube.
Sur leur page principale, ils ont un
bandeau « recommandation ».
Trêve de naïveté, je sais que ça veut dire « pub », et que Vevo est l'incarnation du diable sur la Sainte Terre,
mais j’y vais quand même. Comme d'hab, il y a un Nicki Minaj et
David Guetta ; un Kendji Girac qui s'appelle extraordinairement "Cool" ; un Pitbull et Chris Brown.
Les mecs qu'on n'a pas envie de voir marquer l'histoire de la
musique. Pas forcément à cause de leur musique, plutôt à cause de ce qu'ils
représentent. Je ne vois pas d'électro, par contre. Ah, si, il y a
Skrillex. J'avais trouvé son "Bangarang"
malin, et le reste inintelligible, et c'est déjà mieux que rien alors je lui
donne sa chance et je clique.
Tiens,
Skrillex, prends ce pognon que je te donne en regardant ta vidéo à la con. La
chanson s'appelait "Where are Ü now."
Soudain, Justin Bieber.
Ce con est en featuring. Ça
m’apprendra à pas lire les titre en entier. Pourtant, je croyais qu’on en avait
fini avec ce mec, je pensais que les One Direction l'avaient mangé quelque part
dans une cave moite l'année précédente. Mais non, il est là. Avec 65
millions de vues en un mois. Enfoiré.
Ce come-back m'intrigue, alors je me
penche attentivement sur le clip. Il est sombre, on y voit Bieber qui s'adresse
à la caméra, au spectateur. Il y a aussi des images d'une sorte de happening
qui a dû servir à faire le clip. Justin chez les hipsters New Yorkais, à tous
les coups. Puis il danse entouré de dessins faisant écho à l’enfance. Il
demande "Où es-tu maintenant que j'ai besoin de toi. Le plus besoin de
toi." Et puis il ajoute : "Maintenant que j'ai grandi." Et
là je comprends.
"Where are U now", c'est
Justin Bieber qui s'adresse à ses anciens fans, ceux qui l'ont délaissé parce
que le temps passe. Justin a commencé en 2008, et c'était il y a 7 putains
d'années. En 2015, la fan de 13 ans, elle en a 20, et elle fume des pétards sur
les quais de la Seine en faisant des bolas. Elle s'en fout de Bieber, elle est
passée à autre chose. Alors lui, il crève dans son coin, il fait de la merde,
il se fait chopper à fumer aussi des pétards, mais au Brésil avec des putes, et
ça passe moins. Il est pas con, il s'aperçoit que ça dérape, et aussi qu'il
faut se renflouer un peu. Mais... vers qui se tourner ? Simplement vers les
anciennes groupies. En essayant de se rappeler à elles comme un amoureux qui
revient dire qu'il est accroc. Donc il s'adresse directement au public, qu'il
supplie textuellement. Il y a des dessins d'enfants, pour la nostalgie, pour
rappeler le temps où l'amour paraissait plus innocent. Et il demande à sa
fan : "Où es-tu maintenant que j'ai grandi." Voilà ce que
c'est "Where are Ü now". Justin Bieber qui supplie qu'on l'écoute.
Il faut ici, je pense, faire attention
à quelque chose. Il y a un type de chanteur qui entretient une relation ambigüe
avec le public. Il chante des chansons d'amour où l'être aimé est suffisamment
abstrait pour que chacun puisse s'y reconnaître. L’interprète y cherche la
confusion entre l'auditeur, à qui il parle, et l'être aimé, un amour fictif.
L'adulte, bien sûr, il s'en fout, son petit cœur il se l'est fourré
dans le cul quand on l'a viré pour cause de recalibrage cosmique. Mais la
fillette de 12 ans, elle, elle y croit et elle tombe amoureuse. Justin, il est
payé pour qu'on l'aime, pas pour faire de la musique. Il y en a mille qui
chantent aussi bien et qui seraient ravis de terminer enfin leur carrière de
tapis dans les couloirs des majors. Alors Bieber, pour qu’on l’aime, il répète
des phrases comme un hypnotiseur ; il ne danse même pas, il trépigne
timidement.
Est-ce que c'est pas un tout
petit peu de la manipulation ? Je crois qu’avancer masqué, c'est
avancer pour tromper. Bon Dieu, où est l'art, là-dedans ? L'enjeu de la
musique est remplacé par un autre jeu, celui de la séduction (qui ne dit pas
son nom), et la séduction de masse s'appelle du marketing. Et puis c'est quoi cette
manière de faire la cour ? De l'amour courtois de boite de nuit ?
Depuis ces dernières années, la musique populaire, celle qui a le plus de visibilité médiatique, se veut "soundtrack of our lives", pour citer le producteur Dick Clarck. La nuance est importante : on n’explore plus l’univers d’un artiste, c’est lui qui accompagne le nôtre. Nous, nous, nous au centre de l'attention. Nos vies. Alors la musique se fait vectrice d’une émotion abstraite de contexte, vidée de sens, impersonnelle, optimisée pour toucher le maximum de gens.
À présent, mesdames et messieurs, je
vais, sous vos yeux ébahit, tenter de définir l’art en une phrase simple :
l’art, c’est tout objet chargé d’ego. Mais l’ego qu’il y a, dans Where are Û now, c’est pas celui de Justin
Bieber, puisqu’il fait la manche, mais c’est l’ego de l’auditeur. Bieber le
supplie : aime-moi, s’il te plait. Quel escroc.
C’est comme ça que la radio finit par s’entendre murmurer à longueur de journée qu'on est des princesses, qu’on est unique, qu’on peut tout réaliser, sans limite. Et surtout qu’on nous aime. Aucune nouvelle sensation transmise ; pas la moindre audace technique ; pas de connaissance de soi acquise dans l'expérience. On nous vend du compliment. On stagne. Or l'art, qui est une science, est évolution. Donc ce n'est pas de l'art, même si l'on parle d'artistes, de concerts, de musique. C'est autre chose. Les incursions du marketing dans l'art devraient d’ailleurs porter un nom, pour que l'on puisse les distinguer.
C’est comme ça que la radio finit par s’entendre murmurer à longueur de journée qu'on est des princesses, qu’on est unique, qu’on peut tout réaliser, sans limite. Et surtout qu’on nous aime. Aucune nouvelle sensation transmise ; pas la moindre audace technique ; pas de connaissance de soi acquise dans l'expérience. On nous vend du compliment. On stagne. Or l'art, qui est une science, est évolution. Donc ce n'est pas de l'art, même si l'on parle d'artistes, de concerts, de musique. C'est autre chose. Les incursions du marketing dans l'art devraient d’ailleurs porter un nom, pour que l'on puisse les distinguer.
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