mercredi 6 mars 2019

Résiste


Je descendais les escaliers du métro. Pas ceux de la bouche, par lesquels on entre, ceux de la digestion, par lesquels on change de ligne. J’étais porté par la masse fluide de clients – pardon, d’usagers – quand je tombe nez à nez avec un panneau publicitaire animé. La structure de l’écran ressemble à celle, rassurante, d'un téléphone portable qui ferait la taille d’un homme. Cette bonne vieille figure du portable, si familière, que je croise dans le métro. L’écran affiche un texte rose sur fond noir.
      Ça dit : « Cherche ton bonheur partout ».

      Je m’arrête. Il se passe quelque chose, là. Le système me tutoie, maintenant ? Il s’adresse à moi personnellement ? Il me donne des ordres directs ? Plus de jeu de manipulation, plus de finesse, plus de métaphore, plus de marketing, on y va cash. Bon, d’accord.

      Puis le texte disparaît et il en vient un autre : « Refuse ce monde égoïste. »
      Attendez, les gars, si je cherche mon bonheur partout, est-ce que c’est pas moi l’égoïste ? Donc un égoïste c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi ? Je suis confus.

      Finalement arrive le sujet de la réclame : Résiste, LA comédie musicale. En dessous, une nana lève le poing fièrement dans un mouvement de cheveux type L’Oreal. Le fond est un dégradé de bleu, de rose, de violet. C’est immonde. On dirait l'univers graphique de Jena Lee, cette ado qui pleurnichait entre manga et R'nB en 2009. Du rose et du violet, l'alliance incontestée du bon goût. Les mecs savent tellement que c'est dégueulasse qu'ils essaient de rassurer en ajoutant des garanties : Michel Berger et France Gall.

      Ce qui me pose problème, c’est pas la comédie musicale en soi. Je ne suis pas particulièrement connaisseur, et pour tout dire je considère que France Gall a participé à l’image avilissante de l’adolescente un peu cruche que les publicitaires ont cherchés à imposer dans les années 60. Quant à sa musique, elle doit tout à Gainsbourg et à sa voix de poupée innocente au début de sa carrière. Le reste n’est que de la soupe, et je me sens mal à l'idée que pendant qu'on se tapait une rébellion molle et immature avec Starmania, les rosbeefs avaient droit au Sex Pistols, ce qui est autrement contestataire. Enfin… chacun en jugera.

      Le problème, c’est que, pour la énième fois, on nous propose la quête du bonheur comme carotte. On est censé être réactif à cette idée, avoir notre petite décharge d’adrénaline à l’évocation d’un absolue de plaisir constant. Le but, ça ne peut pas être la connaissance, ou la beauté, ou le triomphe. Point trop d’ambition, mon ami. Le but, c’est le bonheur, point. Et le bonheur, c’est de pas se poser de questions. Fait ton petit autel, dispose tes grigris, construit une piste d’atterrissage pour ton bonheur ! Prie-le pour qu’il vienne !
      Baudrillard comparait ça au culte du cargo, pour en mesurer l’obscurantisme. L’acheteur, complètement ignorant des logistiques qu’il met en œuvre, de la chaine de production jusqu’à la vente, se procure divers objets incongrus, dont la notice lui explique comment il doit se positionner pour pratiquer le rituel.

      Jusque-là, le propos s’était montré discret. Par exemple : Achète ce déodorant et tu auras des femmes, donc des relations sexuelles, donc des orgasmes, donc du bonheur. On nous passe ça grossièrement à la moulinette du second degré (faute avouée, faute à moitié pardonnée), de l’humour, de l’exagération. Mais quand fini l’exagération et quand commence l’escroquerie pure et simple ? Toutes les associations sont permises : voiture et femme ; sous-vêtement et corps de rêve ; chocolat et plaisir ; la couleur verte et l’écologie ; Télérama et intelligence. On associe l’élément à vendre avec une pulsion primaire.

      Pour en revenir à notre affaire, dans cette annonce improbable de Résiste, plus de chemins détournés : Cherche ton bonheur partout. Allez ! Cherche ! Et cherche tout seul parce que les autres ils sont égoïstes, ils veulent pas jouer avec toi.
      J’ai trouvé cette affiche, dans le métro, humiliante. Parce que ça veut dire qu’on est suffisamment conditionné, prêt, fin cuit, pour la franchise sans filtres de langage. On est mûr pour la cueillette. Ça y est, le destin de tout une espèce a laissé place à la recherche du petit bonheur individuel. La conquête de l’espace, le progrès, les avancées scientifiques, se sont changées en une conquête de nous, nous, nous à tout prix. Les satellites d’aciers en guise de ciel qui nous reflète. MON bonheur. Partout. Qu’il dégouline sur les murs. Et le pire, c’est qu’après cet ordre direct ils osent te balancer : Résiste.

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