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À
Lisbonne, dans le quartier de la Baixa, si vous avez l'outrecuidance de
ressembler à un touriste, les serveurs-rabatteurs vous alpague dans la rue. Ils
tentent plusieurs langues jusqu'à ce que vous trahissiez votre compréhension,
puis ils vous pressent, sans question, vers une de leur table. "C'est très
bon", qu'ils disent. Vous n'y croyez pas une seconde. Si c'était si bon,
ils seraient pas obligé d'aller chercher les clients à la sauvette.
La nouvelle école du titre, tant
répandu sur internet, est semblable à cette pratique. Au lieu d'informer sur le
contenu, et de laisser le visiteur se demander tranquillement si le sujet
l’intéresse ou non, on l'interpelle. Tous les moyens sont bons, il faut le
molester suffisamment pour qu'il ne réfléchisse pas et clique. On contraint,
par l'impulsion, le geste avant la pensée consciente.
Ainsi, on lui pose des questions
("Savez-vous combien de calories il y a dans votre verre ?" -
Metronews) ; on le menace ("Vague de froid : ce que risque de vous coûter
l'hiver 2015 en fonction de votre chauffage" - Atlantico) ; on lui fait
des promesses ("L'éthnologie va vous surprendre" - Affiche du musée
du Quai Branly). Peu importe que la promesse soi tenu ou non, ou que la menace
soit évitée : il s'agit de harcèlement. Et à Lisbonne comme sur internet, c'est
un manque de respect envers l'individu.
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Les articles How to write a headline, qui
pullulent, donnent des conseils précis s'appuyant sur les biais cognitifs et
les statistiques. Interpeller, mettre un adjectif fort, utiliser la négation.
Le titre parfait est composé de six mots, apprend-t-on.
Et ils recommandent vivement
l'utilisation des chiffres. Sur le site Goins Writers,
l'auteur y croit tellement qu'il suggère une expérience en guise d'argument. Il
enjoint le lecteur à se rendre chez le vendeur de journaux et à observer les
gros titres des magazines. Il assure qu'ils contiennent tous des chiffres.
Seulement voilà : le fait que ça se fasse ailleurs n'est pas une preuve que ça
fonctionne, et que les lecteurs soient effectivement attirés.
De préférence, le chiffre sera
improbable - ou "really obscure number", pour le citer - comme
19, ou 37, afin d'attirer davantage l'attention. Il n'est pas question ici que
le chiffre puisse être imposé par le sujet de l'article. On considère que
l'auteur peut mettre celui de son choix, sans qu'il corresponde à quoi que ce
soit ; la parfaite invention du contenue de l'article est un acquis. Cette
liberté dans le titre interdit toute démarche scientifique, on nage en plein
obscurantisme.
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Une
liste chiffrée d'arguments, indépendants les uns des autres, met en évidence
une chose : l'auteur ne maîtrise pas le sujet traité dans l'article. Les top 5, les 10 raisons pour lesquelles, les 8 secrets que - ne sont
pas documentés et n'ont donc aucune valeur. Si c'était le cas, s'il y avait eu
réellement investigation et investissement du sujet par l'auteur, ce dernier
aurait opté pour un seul raisonnement logique, développé, établissant des liens
entre les différentes idées. Du coup, le produit - l'article - serait supérieur
à la somme des parties. C'est tout l’intérêt de la synthèse, mon pote.
4
Vous
pensiez sincèrement que la 4 allait vous étonner ? Premièrement, vous avez
suffisamment de recul par rapport à internet pour que les émotions soient
étouffées dans l'infinité du contenu. Qui rit encore à gorge déployé devant
9gag ? Deuxièmement, il y a de grandes chances pour qu'un jour vous soyez tombé
sur une vidéo où un chien se bat avec une raquette contre une langouste. Après
ça, qu'est ce qui peut encore vous étonner dans la vie ?
Parfois, l'auteur s'investit carrément
dans le titre et s'exclame : "le 7 est mon préféré". Le 7 n'est pas
son préféré, vous le savez très bien. Ce n'est pas son préféré parce qu'il n'en
a strictement rien à foute. Lui, il rêvait d'être journaliste, pas de pondre
des listes de courses. Il ment. Et s'il ment dans le titre, il n'y a rien à
attendre de l'article.
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Quand on ne vit
que de la publicité, on est soumis à ses lois. Ainsi, de plus en plus, on
trouve des sites qui se veulent être des journaux d'information et qui
utilisent ces procédés pour se mettre en avant. C'est le cas d' Atlantico.fr,
sous-titré "un vent nouveau sur l'info", mais surtout l'info du vent.
Chacun de ses titres est une petite merveille de racolage et de démagogie.
Ils titraient il y a peu :
"Confession d'un voleur
d'identité (à lire absolument pour ceux qui souhaitent protéger leur compte en
banque et leurs données privées)".
Oui, la parenthèse est incluse. La
proposition qui est faite n'est pas tant de lire la confession d'un voleur
d'identité (et de s'intéresser à sa psychologie) mais de protéger son compte en
banque et ses données privées. Comprendre : elles sont menacées. Comprendre :
peur. Et puis le "Pour ceux qui souhaitent", faussement naïf, comme
pour ne pas dire "tout le monde", parce que chacun veut raisonnablement
sauvegarder son patrimoine.
Quant au contenu ? Il s'agit de
l'interview de leur expert, un prof de Grenoble. Pas du tout le hacker
biélorusse promit dans le titre. J'avoue que je ne me suis pas fait chier à
lire tous leurs articles pour savoir si c'est une constante chez eux, car ça
n'est pas ici le sujet. Peut-être que les autres traitent de ce qu'ils
annoncent. Je n'y crois pas trop. Ils ne sont pas les seuls à jouer avec la
frontière entre le journalisme de fond, garant de sérieux, et le site à buzz.
La page Metronews accepte volontiers de s'y abaisser.
A Paris, comme à Lisbonne, il y a un
endroit où l'on se fait interpeller sans cesse : c'est le bois de Boulogne.
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