mercredi 6 mars 2019

Corporatisme

Et si on bossait un peu ?

Je pose la question, mais en fait c’est moi l’auteur, vous n’avez pas réellement droit au
chapitre, alors à partir de maintenant plutôt que la première personne, j’utiliserai pour cet
article la deuxième personne : Vous. C’est vous qui allez faire cet article. Au boulot, un peu !
Non ? Comment ça, « non » ? Si si, vous allez bosser. Vous allez me décrocher ce
téléphone et appeler tous les numéros sur la liste, et pour chaque appel je veux un rendez-vous
de pris, c’est clair ? Ecoute… Arrêtez de vous plaindre, écoutez-moi. Kenzo, là-bas, il a le
même poste que vous, il a les même difficultés que vous, mais il atteint ses objectifs, lui. Et
voilà, vous recommencez, il y a toujours quelque chose !

J’ai 1.000 ans d’expérience, j’en ai dirigé des équipes, et je sais reconnaître quand un
membre doute. Vous doutez… dîtes pas non, vous doutez. Si un membre de MON équipe
doute, toute l’équipe est tirée vers le bas au niveau du chiffre. Regardez Kenzo, un vrai
Stakhanov ! Bon, écoutez, cet après-midi il y a une réunion avec tous les services du
commercial et du marketing, on va parler des résultats. Après, il y aura des jeux, et après on a
prévu un dîner et une soirée. Ça vous remettra d’aplomb, vous verrez que vous n’êtes pas
seul, mais aussi que les autres comptent sur vous. On compte tous sur vous.
C’est comme ça que ça commence. C’est parti.

Vous vous retrouvez dans une pièce immense remplie chaises sur lesquelles trônent des
individus qui ont en commun d’être exploité par la même enseigne. Personne ne parle hormis
la Grand-Chef qui est sur l’estrade, entourée d’autres Grands-Chefs, silhouettes irrationnelles
détachées de la projection aveuglante d’un P.P. gigantesque (ou d’un PowerPoint, ou d’un
slide, toutes ces choses sont les mêmes). Elle vous félicite, tous, vous et tous les autres, pour
votre dévouement et vos performances. Avec sa télécommande, elle fait défiler les chiffres,
des tableaux ou des camemberts apparaissent et disparaissent, avec toujours la même unité de
mesure : le K.

- « Télévente externe : 21K sur février. On peut les applaudir, nos champions. Bravo, belle
performance. On compte sur vous pour faire mieux encore. »
Le K, c’est l’unité de mesure de la performance. On essaie de vous faire croire qu’il ne
s’agit pas d’argent, on parle de K, mais en vérité 21K c’est 21 KiloEuros. 21.000 boules qui
sont rentrés dans la poche de l’entreprise et se changent mystérieusement en 21 malheureux
K.

Quand la grand-messe s’achève, vous êtes rassemblé avec les autres fidèles dans un
gymnase où vous serez introduit aux Gentils Organisateurs. Comme ils sont Gentils, ils vous
ordonnent gentiment de former des équipes pour les jeux. Vous ne choisissez pas votre
équipe, bien entendu ; il n’est Pas question de former une team d’employés et une team de
managers pour après reproduire la lutte des classes. Surtout pas ! Les équipes sont
hétérogènes.

Vous, parce que vous êtes maudit, vous faites équipe avec cette N+2 (la supérieur direct
de votre supérieur direct) que vous haïssez profondément. Elle a refilé un ulcère à un de vos
collègues à force de harcèlement ; mais allez le prouver, parce que comme elle le dit
toujours : « les paroles partent, les écrits restent ». Et cette N+2, là, avec ses techniques de
management de la Wehrmacht, vous allez vous la coltiner tout pendant les quatre prochaines
heures.

Mais le pire reste à venir : les G.O. vous stipule que chaque équipe doit s’inventer un cri
de guerre qu’elle scandera en début et en fin de chaque épreuve. Votre N+2 propose son nom
de famille et… tout le monde accepte.

Et voilà comment, l’air de rien, on tente de vous faire hurler de joie le nom de votre
supérieur hiérarchique.
Bien sûr, hors de question de collaborer, vous restez muet comme une carpe, voir tournez
le dos au moment du cri de guerre. Bah, vous passez pour un rabat-joie, mais c’est mieux que
d’être un esclave.

Et, puisqu’on parle de collaborer, il faut savoir que l’intituler de chacun ici est
« collaborateur ». Vous êtes un collaborateur, votre N+2 est une collaboratrice, et vous
collaborer tous ensemble dans cette magnifique entreprise. Inutile de vous offusquer, vous
êtes la seule personne à sembler vous soucier du poids que l’Histoire a chargé sur ce mot.
Personne ne fait le glissement de « collaborateur » à « collabo ». Personne. Gardez donc
votre humour pour vous.

(Malgré tout, plus tard, lorsque vous entendrez à la télé, à une heure de grande écoute et
sans que personne ne moufte, Emmanuel Macron dire quasiment texto « Arbeit Macht Frei »,
vous commencerez à vous demander sérieusement s’il n’y a pas un lien entre l’esprit
d’entreprise et le nazisme).

Oh, et ici on se tutoie, tu vois ? Comme une famille. Si tu commences à vouvoyer on te
reprendra immédiatement, avec fermeté. Surtout s’il s’agit d’un de tes supérieurs. Après tout,
nous sommes les enfants de l’entreprise, cette mère nourricière, ce qui fait de toi un frère ou
une sœur. Le Directeur des Ressources Humaines te le répète : TU-TOI-MENT. Et il s’y
connait en humain, il les raffine et les refont à longueur de plages horaires.
Bon, par contre, au moment des engueulades, fini l’égalité, tu la fermes et tu écoutes
autrement tu seras puni. Soudainement, le tutoiement si familier perd son caractère fraternel
pour te réduire à l’état du petit dernier qu’on dispute après une bêtise.
Qu’en est-il de l’air de jeux ? On n’est pas exactement au parc Astérix : de la culture G ;
orientation les yeux bandés ; défis-mémoire ; et un atelier où on apprend à faire le Haka
(cette danse guerrière de l’équipe de rugby Néozélandaise). Qu’est-ce qu’on s’amuse…
Ce Haka, il faudra le reproduire à la fin de l’évènement, en synchrone avec le reste de ta
team, pendant que les Grands-Chefs (qui se garderont bien de le faire à leur tour) seront en
rang, les bras croisé, et regarderont le cheptel qui se donne en spectacle.
C’en est trop, c’est le moment où tu quittes le gymnase pour aller t’en griller une sur le
perron. Il fait beau, le soleil se couche. Tu es dans un parc privatisé pour l’occasion, devant
un superbe étang céleste, et tu peux, si tu regardes sur ta gauche, admirer l’architecture
splendide du bâtiment, datée du Second-empire, et où l’on perçoit déjà les ébauches de ce qui
deviendra l’art-nouveau.
Bon, le coin est sympa, alors tu restes jusqu’au buffet. Puis tu t’attardes à la soirée pour
piller l’open-bar. Après tout, c’est payé avec les augmentations qu’on t’a toujours refusé, il
est à toi cet open-bar. Tu manges, tu bois, tu discutes brièvement avec tes collabos, et un peu
ivre tu t’élances (avec pudeur) sur la piste de danse. Les Grands-Chefs restent entre eux,
scrutant et discutant des connivences et des recalibrages cosmiques.
Finalement, tu rentres avec le dernier tuk-tuk, gadget que l’entreprise a mis en place pour
éviter que ses Ressources Humaines ne finissent en combustible dans un accident de voiture.
Sur le trajet, comme tu te sens coupable d’être dans un véhicule dont le moteur fonctionne
directement à l’énergie humaine, tu discutes avec le chauffeur. Il t’explique que c’est
temporaire. Typique. Tu connais l’histoire. Tu te sens obligé de lui serrer la main en partant
pour lui signifier que vos conditions sociales sont similaires. Comme lui, ton boulot c’est de
pédaler pour d’autres.

Tu te réveilles le lendemain, un vendredi, barbouillé et usé comme une fin de journée, et
retourne au boulot comme si de rien n’était. En arrivant, tu ouvres ta boite mail pour
découvrir que la Grande-Chef a envoyé un message ce matin, à 8h03, à toute l’entreprise,
manière de dire : « vous voyez, je reste tard mais je suis la première au boulot le lendemain
matin » ; ou manière de dire aussi, plus sournoisement : « vous voyez, nous les gradés on est
surhumain. » En soit le contenu du mail est insipide, seul compte l’heure de son envoi. De la
bonne vieille violence symbolique de la part des classes dirigeantes, voilà ce que tu te dis.
Plus tard, en repensant à cette après-midi de team-building (tu découvriras que ça
s’appelle comme ça), tu auras comme une sale impression d’humiliation. Tu ressasseras les
évènements, tu en parleras autour de toi, avec tes collègues et tes amis. Certains
demanderont : « t’étais obligés d’y aller ? » Franchement, oui, tu étais obligé d’y aller. Pour
comprendre. Comprendre ce qui cloche avec ton quotidien professionnel, comprendre le
problème du monde de l’entreprise, et qui se trouve ici cristallisé en une journée. À travers
cette mise en scène infantilisante, tu t’apercevras qu’on te traite comme un gamin. Un gamin
qu’on dresse lors d’une séance pedo-ludique pour t’apprendre à courir en harmonie avec les
autres, en accord avec les maîtres, et qu’ensemble vous puissiez charrier l’or plus vite.
Tu y étais, on t’as formé, et tu as fait les jeux sans gueuler comme les autres, souviens-
toi. Tu comprends maintenant pourquoi j’ai voulu que ce soit toi qui vives cette journée ?
C’est parce qu’il était hors de question que j’en face l’expérience une seconde fois.

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